Voyage immobile à Kyoto, part 1


Une maison


La maison est dans le nord de Kyoto, presque au pied des collines du nord qui ressemblent à des bras croisés qui voudraient contenir la marée urbanisée qui mousse à ses pieds. Pour être précis, elle est bâtie à 30 mètres du mur d’enceinte est du Daitoku-ji, à deux pas d’Omiya dori qui fait la perpendiculaire avec Kitaoji Dori, ‘l’avenue du nord’, une des avenues latitudinales majeures de Kyoto. Si on la suit vers l’ouest, on dépasse le mur d’enceinte sud de l’immense périmètre formé par le Daitoku-ji et on débouche en quelques minutes de bicyclettes sur le Kinkaku-ji, le temple d’or. En sens contraire, vers l’est, on arrive assez vite à la station de métro éponyme, au niveau de l’université Otani et de la confluence avec Karasuma dori, une des grandes voies longitudinales de la ville qui file vers le sud en direction du palais impérial puis des quartiers centraux de Shijo. Restant sur Kitaoji, on atteindrait plus encore vers l’est, la Kamogawa, la grande rivière qui traverse et coupe Kyoto du nord au sud.

Entre les rues principales du quartier, des petits îlots inattendus où il faut pénétrer au culot par des venelles improbables bordées d’une juxtaposition hétéroclite, dense et peu élevée de machiyas, vieilles maisons japonaises traditionnelles en bois, rénovées pour certaines, d’autres semblant gire, dédaignées mais encore vivantes. Elles sont habitées par des gens qu’on ne voit jamais, ni derrière les fenêtres, toujours fermées, ni sur le pas des portes ou dans le jardinet lilliputien qui s’insère parfois entre le perron et la ruelle close d’un portail ajouré, d’une grille de métal ou d’une petite palissade en plastique qui ne ressemble à rien. 


Le froid de Kyoto

On se demande parfois si Kyoto n’est pas une ville fantôme. L’hiver est sinistre. Mais ce n’est pas la hauteur des façades qui écrase le passant compressée au fond de son interfluve par la nuit lourde et épaisse. C’est l’atmosphère toute entière qui conspire à la tristesse. L’enceinte d’un temple, obscure et inquiétante. Les autels bouddhiques de poche qui s’arque boutent contre les murs aveugles et portent gravée un svastika parfois énorme, manji en japonais. Une foultitude de sanctuaires shintos minuscules distribués à l’emporte pièce, aux carrefours notamment. Parfois des petites bougies font trembloter l’ombre d’un rinceau, d’un fruit offert, d’un bâton d’encens encore fumant ou de la pierre qui contient ou représente l’esprit, le kami immanent en ces lieux. C’est que l’espace résonne de millions d’esprits. Ceux associés aux éléments concrets du paysage ou à des phénomènes naturels : un arbre, un carrefour, un ruisseau, le vent auxquels s’ajoutent les âmes des trépassés. Certains kamis ont une notoriété nationale et sont associés à un aspect du caractère humain, à un talent ou à une vertu. Un sacré amoncellement de substance éthérée qui rôde subrepticement. Et encore, il faut ajouter à cela la lumière de la nuit et son variateur lunaire, la silhouette des collines noirâtres en arrière plan tout autour de la ville, le désert humain après minuit et le froid. Tout cela s’épaule pour prendre le pouvoir et ouvrir une dimension interdite d’habitude dans la réalité qui se déchire.


J’aime cette apocalypse quotidienne des nuits de décembre. Finalement, cette douleur qui sourd de partout est une source noire qui finit par enjôler. Passant, tu fuis ou tu y mets les mains, l’embrasse et t’y délecte. J’ai un certain plaisir, morbide peut être, à rentrer à trois ou quatre heures du matin par ces ruelles sinistres, en bicyclette et transi, après revenir d’écrire dans un des rares cafés ouvert de la ville. Le froid est plus fort qu’ailleurs dans ce nord exposé au vent qui dévale les versants des collines toutes proches et prive le quartier de la chaleur des fortes densités urbaines du sud de la ville et de ses quartiers enkystés dans la pieuvre urbaine du Kansai. Autour du Daitoku-ji en revanche, l’atmosphère vient de l’enfer, humide, spectrale, métaphysique. Malgré tout il faut bien rentrer et pousser la porte de la maison avec l’échine qui se glace encore plus et les épaule contractés entre lesquels la tête voudrait pouvoir se rétracter complètement. Quand aux mains, même gantées, elles se crispent et saignent parfois des engelures. 


Le lendemain, ça recommence, le blizzard qui s’engouffre dans le squelette et rappelle toutes les fractures passées. La lumière très pâle et triste qui résonne sur les bâtisses. Et aussi les flancs des collines enneigées, qui laisseront en mémoire un mois de janvier ficelé d’un catafalque blanc fantôme. Les vieilles machiyas complices se laissent traverser avec bienveillance par l’air glacé laissant leurs hôtes face aux éléments. Nous avons trop désappris à sentir les rythmes naturels et ne supportons plus avoir froid chez nous, or voilà qui rend modeste et respectueux. L’inconfort, la tension, le recroquevillèrent sont des creux saisonniers qui s’aboliront avec euphorie dans la légèreté du printemps. Et soi même qu’on avait laissé poser dans ce décor comme un témoin lunaire, le soleil aidant, on se sentira naturellement impliqué davantage.


Je repense aux passages de Nicolas Bouvier sur Kyoto l’hiver. Une ville qui épuise, qui croule sous son passé et sa gloire envolée, et les êtres dont il parle, tordus comme des pins par le froid. « …Le froid, le poids du froid, son importance dans la vie d’ici : il entre du grelottement dans la musique japonaise ; quant aux arbres, ces branchures tordues anguleuses, comme s’ils avaient des crampes, comme si le froid s’en était mêlé. Et toutes ces attitudes du corps qui frappent dans le théâtre ou dans l’estampe : geste étriqués, ramenés à soi, qui ont pour seul but d’empêcher la chaleur du corps de s’enfuir. »

Il me fallait un logement illico et bon marché. La première annonce relevée à la maison internationale fut bonne. Un coup de tête, Kyoto. Une fille que je voulais rejoindre en fait. En une semaine tout était bouclé. Ma chambre de Tokyo était reprise par une japonaise qui, je l’apprendrais par la suite, deviendrait la petite amie de mon ancien colocataire. Et de mon côté, à 800 kilomètres de là, je pu mettre la main sur cette washitsu, cette chambre traditionnelle avec tatami, exposé nord et située au premier étage d’une petite maisonnette récente aux murs en résine, qui semblait une pièce de lego dans une rue distribuée en bâtisses dépareillées.

L’agent immobilier d’une souplesse étonnante : outre le loyer très bon marché, il fait de mes conditions les siennes. Pas de frais d’agence, pas de pas-de-porte, une pratique odieuse mais généralisée ici, ni de contrat assorti d’un timbre payant. Quand à la caution, il accepte de la réduire à moins d’un mois de loyer. En partant il me laisse sa carte au dos de laquelle est collée une pièce de 5 yens « en signe de bonne relation et de loyauté entre nous », m’explique t-il avec un sourire en sortant deux bouteilles de thé que nous débouchons pour sceller la négociation. Un vrai gentleman ce M.Kitano.


NB : Impossible de ne pas faire résonner ceci avec ce que dit Bouvier de son installation à Kyoto et « l’espèce de verat » à qui il a affaire et qui veut le dépouiller en empilant les mêmes frais parasites que ceux dont mon agent m’a fait grâce. C’est assez pour le dissuader de louer ce qu’on lui propose, ce qui lui permet de trouver ce pavillon des nuages dans l’enceinte du Daitoku-ji, que lui sous-loue un universitaire occidental. Bouvier évoque aussi, une autre propriétaire sans doute moins avide mais difficile à supporter : une folle Collectionneuse de chaussures d’hommes, au caractère intrusif et aux crises d’hystérie insupportables.


Nicolas Bouvier et Mishima


Dans le quartier l’ombre de Nicolas Bouvier et de Mishima. Se sont ils croisés un jour ? Comment se douter de ce qui nous relie à l’autre, prisonnier que nous sommes de nos crânes. Auraient-ils eu quelque chose à se dire de toutes les façons? 

Mishima s’est inspiré d’un fait divers pour écrire l’histoire du Kinkaku-ji, le Pavillon d’or dévasté par un incendie volontaire allumé dans les années 50 par un moine, un certain Hayashi Shoken. Impossible aujourd’hui de vaticiner dans le Rokuon-ji, le temple où s’élève le pavillon d’or reconstruit, sans voir en transparence, comme au milieu des flammes cet Hayashi Shoken, probablement mort. Les esprits existent, au moins sous forme d’idées. Selon Mishima, Hayashi était dépositaire d’une souffrance trop lourde pour lui, celle du Japon tout entière peut être. Il avait fait de ses échecs auprès des femmes, des sphinx qui l’empêchaient de voir jamais l’horizon. Devenu moine novice, le pavillon d’or joua le même rôle. L’image mentale du monument, archétype de la beauté ne cessait de s’interposer entre lui et le monde, l’empêchant de goûter la sérénité. 


Le pavillon d’or brûla, et par mes fenêtres, je vois en imagination les colonnes de fumées s’élever dans ce Kyoto d’après guerre, intacte de n’avoir essuyé aucun bombardement. C’est encore dans la satisfaction désarmante d’avoir échappé à la catastrophe que nous baissons la garde et que nous courrons le plus de risque. Il faut se souvenir un tant soit peu de se méfier.

L’université Otani était celle où Hayashi, dilettante et dépressif, étudiait grâce au financement obtenu par son monastère. Elle est à deux pays d’ici refaite en béton. Quand je la croise en bicyclette, je sens une idée vague, composée des centaines de pages de l’histoire que j’ai lue ,qui éclaire une partie d’une réalité invisible et achevée. Je demande autour de moi ce qu’est ce bâtiment : « Un bloc de béton muet » me répond-on. « Une réalisation architectural contemporaine, un peu ratée, s’inscrivant dans la tradition du Bauhaus » me dit encore un étudiant. Un autre ! « une université bouddhiste, émanation du Higashi Hongan-ji, temple appartenant à la branche du Jodo ». Un vieux monsieur qui passe, n’a jamais entendu parler d’Hayashi mais se rappelle sa première petite amie, alors étudiant dans l’établissement, qu’il avait réussi à séduire dans la bibliothèque alors qu’elle s’endormait en relisant ses cours. Pour finir, je ne demande rien à un homme à chapeau silencieux qui se laisse pénétrer par la lumière du soleil couchant qui irise les arrêtes de la bâtisse en toute fin d’après midi, donnant l’impression qu’elle va disparaître. Le monde n’est qu’une matrice vide que nous lisons selon nos lentilles. Vivons-nous dans la même ville ?


Nicolas Bouvier est plus près de moi, à quelques dizaine de mètres de ma chambre. Il vécut dans l’enceinte du Daitoku-ji, dans le ‘pavillon des nuages’, quand il séjourna à Kyoto lors de son deuxième voyage au Japon avec sa femme et son jeune fils. Sans le trouver j’ai cherché le bâtiment, un peu négligemment à vrai dire, faute d’être assez fétichiste. Mais la pensée d’imaginer l’auteur tout proche, écrivant des pages de sa chronique japonaise m’emplit d’une joie épaisse. «Kyoto est certainement une des dix villes au monde où il vaille la peine de vivre quelque temps» ; j’étais d’accord avec lui avant même d’avoir eu connaissance de ce passage. C’est la révélation d’être confirmé dans ses idées par un homme qu’on admire qui est vraiment rassérénante. Et puis l’imaginer arpenter les mêmes rues, voir les mêmes maisons sur Omiya dori, une rue qu’il n’avait pas pu ignorer, me donne l’impression d’un temps retrouvé. La pérennité des lieux qu’il avait connu, évoqué et aimé, le ressuscite : je l’imagine sortant d’une boutique, l’air absent, un peu misanthrope et tout à fait commun. Après tout, il avait simplement révélé sa capacité à résonner des choses de ce monde en les ordonnant de telle sorte de composer une musique des idées. Les rues étaient sans doute remplis d’être plus exceptionnels qui n’écriraient jamais.


Les commerces


Ce quartier est sans âge. On a l’impression que les époques ne se succèdent pas mais se superposent. Les boutiques par exemple, un vrai parcours indirect dans l’histoire et la sociologie du quartier. D’abord, ces échoppes au rez-de-chaussée des vieilles machiyas qu’on dirait sorti tout droit de l’époque des Tokugawa avec leurs présentoirs en bois sombre qui dépassent de la façade ouverte et débordent sur le trottoir. Pas la peine d’entrer, tout est là. Des tsukémonos par exemple, ces crudités marinées dans le vinaigre dont les japonais raffolent pour accompagner le riz blanc. Plus loin une boutique qui vent du saké en bouteille de verre ou en tétra-pak. On trouve aussi quelques reliques de marché paysan. Des vieilles femmes courbées comme des équerres qui semblent assises debout et allongées assises, ne font pas plus d’un mètre trente, un mètre quarante pour les plus grandes. Le matin, elles étalent sur des tissus poussifs qu’elle déroulent sur le trottoir des fruits et des légumes en rang d’oignons ou dans des paniers d’osiers qui donnent tout sauf une impression d’amoncellement et d’abondance. La couleur va de pair, originelle, terreuse, sans apprêt ni colorant. Leur trésor vient des vergers ou potagers qui mitent littéralement la ville. Ici, personne n’est surpris de voir entre un supermarché, un Macdonald et un immeuble moderne une parcelle plantée en choux, en poireaux, ou même en fraises, rencontre surréaliste du potager et du béton qui vaut bien celle de la machine à coudre et du parapluie sur une table de dissection. Les villes japonaises n’ont pas tout à fait expulsé le village qu’il y’avait en elle :


Tout aussi dépaysant est la génération des magasins des années 50 ou 60 encore sur patte, avec leurs enseignes faites de caractères en plastique moulé en relief et leurs larges vitrines qui devaient sembler opulentes il y’a un demi siècle. La peinture et les joints se sont craquelés et ont jaunis, le plastique s’est racorni et fendillé. Quand aux propriétaires, ils ont vieilli immobile sur le pas de leur porte, sans même peut être n’avoir jamais mis les pieds derrière les collines qui sans cessent veille au grain quand on lève les yeux vers l’horizon. Des coiffeurs sans âge, des vendeurs de matériel électriques et électroniques qui parviennent tant bien que mal à conserver leur petite affaire minuscule grâce à une clientèle fidèle qui renâclent à se déplacer vers les temples high-tech du centre ville, trop loin et trop bruyants. Il faut bien être au Japon, Mecque de l’ultra technologie, pour trouver encore cette obsolescence qui depuis longtemps a quitté les villes de l’Europe développée. 


Les autres commerces alimentaires sont légions. Le boucher et sa viande minutieusement découpée en format de poche pour ne pas effrayer la clientèle qui doit n’emporter dans les bons jours qu’une centaine de gramme de marchandise quand les enfants viennent et qu’il faut cuisiner un nabé. Le pâtissier traditionnel et son assortiment de gâteaux japonais, les wagashi, minuscules et préparés à base de pâte de riz et de purée de haricots rouges légèrement sucrés, l’azuki. On trouve parfois des Yatsuhashi, des petites crêpes de Kyoto fourrées ainsi que des ichigo daifokus, sépulcre de pâte de riz gluant dissimulant une fraise à la rougeur éclatante. Plus loin, le marchand de fruits étale ses joyaux comme des pierres précieuses. Les pommes particulièrement, véritables trophées, hors de prix, qui s’achètent à la pièce, emballées dans un support en polystyrène et un film plastique.


Le supermarché du quartier semble inséré bizarrement dans l’angle d’une rue et s’étend à la fois sous un hangar en tôle ainsi qu’au rez-de-chaussée de vieilles demeures attenantes achetées par l’enseigne et qui servent par ailleurs de dépôt. Un charme de tohu-bohu architectural et une exception dans un pays où on n’hésite pas à raser l’ancien pour bâtir du neuf. Les étaux débordent sur le trottoir et quelques employés s’éraillent pour attirer les chalands à force de slogans. Mais ce n’est que le silence qui leur répond. Devant l’entrée, il y a une ribambelle de vélos garés à même la rue et savamment remaniés en permanence par un employé affectée à cette tâche, de sorte que la circulation ne se trouve pas perturbé. L’homme est sans âge, infatigable et bondit comme un cabri. Le voilà aidant une obaasan à mettre son vélo sur la béquille ou saluant tel habitué en souriant. Il s’époumone sans cesse, joyeux, débordant d’une simplicité populaire et généreuse, alignant les Okini’, une formule régionale du Kansaï signifiant tout ensemble bonjour, au revoir, et merci.


A l’intérieur, il y a ce qu’on peut espérer d’un supermarché japonais, c'est-à-dire à peu près tout plus des algues, des pétales de poisson séchées, du tofu, du lait de soja, une tripotée de légumes à feuilles dans le genre épinard, des choux en veux-tu en-voilà, des daikon, énormes radis blancs et des champignons de tout acabit, shiitake et enoki notamment. Les fruits sont chers, mikan (clémentines), pommes, nashis (poires japonaises). Certains présentés et conditionnés avec soin comme des objets de valeur et vendues à l’unité pour un prix équivalent à celui d’un paquet de cigarettes de luxe. A l’étage, il y’a les vêtements et les objets pour la maison où la vendeuse est du genre à sortir avec vous dans la rue pour vous montrer une boutique qui vend la référence qu’elle n’a plus en rayon. 


A l’autre bout de la rue, l’inévitable convenient store qui vend chaussons, bananes, poulet, classeurs, glaces, shampoing : syncrétisme de l’épicerie et de la droguerie dédiée au dieu consommation et ouvert 24 heures sur 24. A l’intérieur tout pour calmer une faim subite, une envie soudaine de faire le ménage ou un besoin urgent de tournevis dans les deux heures du matin. Certains viennent payer leurs factures d’électricité, acheter un billet de bus, sur une borne informatique, retirer du liquide à l’ATM, utiliser les WC impeccable mis gracieusement à disposition, ou encore apporter un objet encombrant, un bagage pour le faire envoyer à un coût très modique dans un aéroport ou à n’importe quel domicile à l’autre bout du Japon. On transporte peu soi-même ici : on envoie. 


Pendant la pause du déjeuner ou durant la nuit, des cortèges de personnages bizarroïdes convergent dans la boutique. Ils sont venus tuer le temps et lire des magazines, debout en face des présentoirs, pendant des heures ; sans jamais se faire reprendre. Quant aux caissières, toujours le même accueil empressé et sonore fait d' «irashaimase », bienvenus, qui fusent à l’emporte pièce. Les chalands y répondent par un mutisme indifférent Pas de communication transsubjective dans ce qui n’est qu’un simple rituel commercial, mécanique et règlementaire. Certains vendeurs restent cois quand on s’adresse à eux hors protocole, ne serait ce que pour dire bonjour, à moins de tomber sur une jeune femme espiègle qui accepte de sourire et laisse tomber un regard complice, échange éventuellement quelques mots avant, elle aussi, de faire comme les autres : Tendre le ticket de caisse comme un objet précieux, rendre la monnaie selon les us, en comptant les billets à haute voix, un par un et en les faisant défiler ostensiblement entre ses doigts, déposer la menu monnaie sur un plateau. Puis, elle en achètera les items avant de se courber légèrement en remerciant et en assurant que le magasin aura beaucoup de plaisir à vous revoir la prochaine fois.



Les bars et les cafés

Tout un programme le cortège des bars et des cafés qu’on trouve ici. Les générations ne s’y mélangent quasiment jamais. Au coin de ma rue, un café très pointu derrière une immense vitrine épaisse, lisse et immaculée. Le soir, lumière tamisée et visibilité totale depuis l’extérieur. Quelques notes d’électro-pop ultra sophistiqué ou de groupe vintage passé au 33 tours filtrent par capillarité sur le trottoir. On tourne la tête vers les grands canapés de cuir et la guitare posée sur le parquet et vers le fond de la pièce où les clients à lunettes épaisses, en chemise moulante et chaussure pointue dégustent du whisky ou du vin rouge dans des verres immenses. 


Plus loin, autre style, le café artiste, version art brut, installé dans une machiya traditionnel. Un bric-à-brac d’objet récupéré devenu des œuvres par transsubstantiation. Canettes miraculées, trafiquées, amoncelées dans des compositions sauvages ; morceaux de bois ; objets divers ramenés de voyages contribuent à la surcharge et à l’aspect cabinet des curiosités de pacotilles. Le tout enrobé par une musique indienne, un air de cithare à la Ravi Shankar capable d’évoquer Bénarès, Katmandou, la lévitation yogique et Charles Duchaussoy. On boit du lassi ou du tchaï sur les tapis, assis en tailleur. Et le patron, un homme trentenaire à fine moustache, un peu grassouillet, dodeline de la tête devant une télé branchée sur des programmes de jeux idiots. Il trône un moment, puis fait des loopings, semble s’écraser sur le tatami, sursaute, se redresse et pousse un soupir préparant une inspiration profonde qui ronfle sur la fin. Il s’est endormi.

Pour finir, il y’a cette multitude de cafés qu’on ne remarque pas bien qu’ils forment la majorité. A l’intérieur quelques personnes sans âge d’une génération qui perd ses effectifs comme un sablier. Des cendriers qui se remplissent. Une télé qui chuinte un peu dans une pièce trop petite aux tables sombres et trop grandes. Des napperons parfois et quelques fleurs artificiels défraîchis dans des vases oblongs minuscules donnent la dernière touche à cette atmosphère d’antichambre habitée par des spectres.

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