Voyage immobile à Kyoto, part 2

Les cohortes de centenaires
Il y a des heures où la rue s’emplit de zombis. Il faut se pincer, se demander s’il y a vraiment du monde autour de soi car le son reste éteint. Paradoxalement, l’ouï ne sert pas au Japon à évaluer la densité des foules, au contraire, le silence se fait plus pesant à mesure que les quantités humaines croissent.
Beaucoup de personnes âgées, très âgées,  90 ans ; plus parfois. Impression d’un ballet des morts vivants. Ils glissent comme des tortus, avec des petits pas malhabiles, malaisés et lents sur leurs itinéraires fonctionnels. Certains poussent devant eux des charriots à roulettes pour rester droit et transporter par la même occasion leurs achats. Le supermarché, la boutique, la maison et puis on ne le revoit plus. Un monde déjà presque souterrain ; un Japon invisible dont on parle peu, avec lequel on ne se mêle pas et qui ferait presque peur. Pourtant la voilà la génération du boom économique de l’après guerre ! Ils étaient jeunes, héritèrent d’un pays en lambeaux et en firent la deuxième puissance économique du monde. C’étaient les pionniers du Japon nouveau qui allait naître sur les ruines du Japon impérial de leurs parents. Que le Japon perde une nouvelle guerre et il deviendra la 1ère ! Disaient-ils avec humour. Mais maintenant ils déambulent, dégingandés dans cette rue d’Omiya, hébétés. Qu’y a-t-il derrière ces yeux ? Parmi eux, des paysans, des ouvriers, des chanteurs d’Enka, des chauffeurs de taxis, des employés de mairie, des écrivains, des cuisiniers, des architectes, des professeurs, des prostituées…et voilà. Tout cela doit leur paraître certainement loin à eux aussi. Ils sont maintenant réuni dans une semblable communauté, celle des êtres sur le déclin, au ban de la société, à nouveau semblables après avoir été leur vie durant séparés par les préjugés sociaux et les fossés culturels. Beaucoup sont appauvris. Certains engrangent des retraites conséquentes tandis que les autres paraissaient croupir avec les minimas. Tous sont plus ou moins malades et fréquentent assidûment les médecins et les petites cliniques du quartier. Ils sont partiellement abandonnés par leurs enfants, vieux aussi. Certains déjà retraités, d’autres partis travailler ailleurs, dépressifs, divorcés. Quand à leurs petits enfants, souvent indifférents, ils se marient déjà  ou pérennisent une carrière de célibataire japonais, se refermant eux aussi chaque jour un peu plus comme des fleurs fanées. A cet âge, l’envie de parler a quitté bien des lèvres. A quoi bon. La plupart n’ont jamais vraiment su communiquer de toutes façons. On ne parle pas, peu, on ne déroge pas, on ne veut pas être mal vu.
C’était aussi ça le Japon : une marée de squelettes recouverts de peau parcheminée avançant par habitude sans se que personne ne remarque. Et rarement on a pu voir des cohortes aussi nombreuses mais pourtant capables de passer absolument inaperçues.
Un soir d’hiver, comme tout est sombre, racorni, glacial et morbide, en passant dans une rue transversale, résidentielle et déserte, j’aperçois quelque chose de couché sur le sol qui gesticule dans l’obscurité. C’est un vélo renversé et quelqu’un dans les choux, qui se débat contre un ennemi invisible. On a l’impression qu’il se tortille comme un moustique écrasé pour essayer de décoller malgré tout. Personne d’autre. Je m’arrête. Il y a là une vieille grabataire, vautrée sur l’asphalte et impuissante. Elle me rassure, dénie avoir besoin d’aide. La honte probablement, la gêne d’impliquer quelqu’un dans ses problèmes. Pourquoi ne pas mourir là finalement, doit elle se dire Son visage est impassible. Je la relève. Elle pèse des tonnes. Comment ce petit bout de femme peut elle être aussi dur à soulever ? Je la perche sur la selle de son vélo, tient fermement le guidon et la maintient en équilibre. Mais je vois bien qu’elle ne peut pas pédaler. Doko ? Où allez-vous ? Byouin ! Byouin ! A l’hôpital ! me dit-elle en me montrant le bout de la rue. Je continue à la maintenir sans qu’elle puisse trouver de balance pourtant. Elle laisse trainer son pied sur le sol. J’ai l’impression que je pousse un chargement impossible. Incroyable les efforts qu’il me faut déployer pour maintenir cet esquif en équilibre. Il y a quelque chose qui cloche en fait. Mais quoi ?
Bientôt la lumière d’un réverbère blafard irise l’humidité du bitume et permet d’y voir plus  clair.
Le sol est maculé de tâches de sang dégoutté sur plus de 50 mètres. Son pied est à moitié décollé de sa jambe ! Il semble pendre comme un saucisson au bout d’une ficelle dans une cave. Un frisson glacial me traverse. Qu’est ce que c’est que ce bordel ? Qu’est-ce qu’elle a nom d’un chien à la jambe ???
L’hôpital est là. Je la charge sur une épaule, la saisis par la taille, trop large et trop lourde et lui fait monter les escaliers. A l’accueil, il faut un moment pour faire comprendre la situation mais l’hémoglobine parle d’elle même. Puis, les médecins et le personnel se mettent en branle bas de combat général. Cette femme, c’est toute sa vie qui l’a conduit à ça. Etre récupéré par un gaijin dans un fossé de Kyoto la jambe déglinguée.

Le resto des amis.
Chez Reiko, un de mes endroits préférés d’Omiya dori. Elle a sa clientèle, des habitués essentiellement. Des gens qui habitent ou travaillent dans le quartier, qui entrent probablement par hasard comme moi, et qui reviennent. Reiko tient un boui-boui complètement usé dont il faut forcer la porte sans porte d’abord contre soi même : de l’extérieur rien ne transparaît. Une façade défraichie, une enseigne en rapport, un noren, le petit rideau pendant à mi-hauteur de l’ouverture de porte un menu à l’écriture bâclé sans rien en en anglais évidemment. Pourquoi je suis entré ? Un coup de tête subit.
La cuisine d’abord, simple, délicieuse, copieuse et très bon marché. Invariablement 500Y le menu, midi ou soir soit le prix de deux canettes de bière. Pour ça on a une miso soup, du tofu, un donburi, des tsukemono, une salade. Rien ne manque. Et surtout pas l’autre nourriture, celle du cœur. Pas de table dans sa gargote. Juste un comptoir derrière lequel elle sert les clients assis sur des tabourets hauts. Ca facilite la communication : elle les connait tous et les nouveaux se font adoptés rapidement. Son resto, c’est chez elle. Elle habite au dessus, n’a pas d’employé, et traite ses clients comme ses invités. Elle parle aussi suffisamment l’anglais mais elle a eu la grâce de me parler japonais, lentement, en répétant et m’expliquant les mots et les tournures. Une attitude exceptionnelle au Japon. D’habitude les gens s’échinent à parler la langue de Shakespeare même quand ils n’y arrivent pas, flairant la bonne occasion de pratiquer. Ils ont par-dessus le marché une certaine crainte d’ennuyer l’étranger en utilisant leur propre langue. Avec Reiko, il n’y pas ce genre de simagrées au menu.
Dans beaucoup d’établissements au Japon, on entre, on est placé, amadoué par des cascades de formules de politesse avant d’être servi avec une rapidité incomparable. On mange bien, on remercie et on sort. Le service est remarquable, standardisé et surtout invariablement le même, à toute heure et partout. Pourtant les individus semblent déconnectés les uns des autres en dehors des liens du protocole. Le client joue son rôle de client, silencieux et poli. Le restaurateur est  empressé, souriant, parfois obséquieux, et très efficace. Du pro de début à la fin. Rien de tel chez Reiko san. On redécouvre spontanéité et sincérité, là tout est dans la qualité de la nourriture comme de la relation.
Le matin je la croise souvent dans la rue. Elle me donne un Ohio sonore quand elle rentre de sa promenade matinale sur les bords de la Kamogawa ou fait ses courses pour préparer le repas du midi vêtue de son éternel kimono. A l’heure du déjeuner, il faut la voir derrière son comptoir, préparant les plateaux, faisant frire des tempuras, servant le thé en discutant avec tout le monde. Et elle ouvre tous les jours avec ça. Son histoire : un mari aiguiseur de couteau, décédé il y a une dizaine d’années. Après le deuil, elle ouvre sa tambouille et s’installe dans le nord de la ville, loin du quartier où elle avait vécu jusqu’alors comme femme au foyer aux abords de Fushimi. De cet homme, il lui reste des grands enfants qu’elle a fini d’élever depuis longtemps, une photo derrière son comptoir, et des souvenirs qu’elle fait glisser d’une larme quand elle les évoque.  Et bien entendu ses clients pour lesquels elle a toujours un mot, un sourire, des questions à faire ou des histoires à raconter. Elle  m’apprend souvent un peu de japonais quand le rush est terminé et que nous discutons comme ça sans voir le temps passé. Nihongo wa muzukashi ne ! Le japonais c’est difficile me répète t-elle quand je bute sur une phrase, quand j’oublie un mot, où que je m’échine à m’exprimer dans un charabia qu’elle a la patience d’écouter.
Etonnant toute ces générations qui se croisent ici, derrière ce comptoir qui ne doit pas faire plus de cinq places. Les gens mangent vite et libère le terrain pour les autres qui font la queue, jamais très longtemps sur le trottoir. Reiko aime cette congestion qui dit son succès. Des retraités, des lycéens, des gens qui travaillent, des riches et des pauvres. La dentiste du coin qui passe de temps en temps. L’employé de Pachinko voisin qu’on aperçoit la journée sortant les caisses de la recette sur un diable et les chargeant dans une petite camionnette pour les emmener on ne sait où. Je le vois souvent ce Monsieur Tanaka, un des fidèle, qui mange là une ou deux fois par jour : grillant ses cigarettes brunes à la fin des repas, on sent qu’il est passé par là même quand il n’y est plus.
Les clients ont souvent une parole prévenante, un mot de japonais à m’apprendre. Il y a de temps en temps une octogénaire dynamique qui fait de la danse et fréquente les karaokés et un salary man anglophone qui travaillait pour la BBC il y a une dizaine d’année. J’ai parlé avec lui une fois et le voilà qui me remercie en partant. Un jour aussi, il y avait un type un peu dépressif, parlant pas mal de politique, chose plutôt rare, qui me questionnait su Mitterrand. Un type de gauche, curieux de l’Europe. Mais la mine déconfite, triste malgré le sourire arboré et le contentement d’avoir parlé à un étranger. Il n’y a pas au monde plus curieux que ce peuple. Un soir, j’ai discuté au retour de la piscine avec deux jeunes femmes à l’air prolétaire et à la gouaille assez prononcée qui m’ont vanté les mérites, comme le font toutes les femmes ici, du goût français, toujours oshiare, stylish. Il y en avait même une pour me raconter en détail l’achat d’une assiette française à la boutique Paris Eclair. Une assiette kawai, mignonne, imprimée d’une effigie de girafe. L’autre m’a dit qu’elle rêvait d’aller en France, avant d’ajouter : « Est il vrai que les français sont si fiers de leur pays et que les japonais y sont souvent méprisés ou traités avec brusquerie ? ». Un stéréotype que resservent souvent les gens qui ne mâchent pas leurs mots, ce qui est très rare au demeurant. Il n’y a pas de fumée sans feu peut être. Je démens mollement et déplore en m’excusant, expliquant que même entre eux, les français ne prennent pas de pincette, et que les japonais ne sont pas visés par quelque amertume que ce soit au contraire.
Un soir, je fais la rencontre d’Ayumi, une étudiante du quartier qui est à la fac Bunkyo qui se situe à deux pas. Une jeune fille sympathique mais complètement surbookée par tout sauf par la fac, comme le sont la plupart des étudiants il faut le dire. Encore une dilettante qui cumule les arubaitos, les emplois à temps partiel. Et elle en a trois. Puéricultrice à la crèche, serveuse dans un café, et je ne sais quoi d’autre. Son emploi du temps est bouclé sur plusieurs mois : en juin, elle avait déjà programmé un barbecue au bord du lac Biwa avec des amis pour la fin du mois d’août. Typiquement japonais. Et déjà à 20 ans.
Rencontré aussi, un percussionniste qui joue des instruments d’Afrique de l’est et en importe au Japon. Passionné, il passe plusieurs mois de l’année au Kenya. Le reste, il vend des jambés dans sa boutique de Kyoto. Il y a toujours au Japon quelqu’un pour s’enticher de quelque chose de pointu. Pas rare de trouver un spécialiste de festnoz, un type fabricant des Kuika brésiliens, un érudit en grec ancien ou un collectionneur de billets de banque ottomans du 19ème siècle. Le Japon est un caléidoscope des savoirs du monde entier.
Une autre fois aussi, discuté avec un étudiant en communication qui avait bien du mal à montrer un talent personnel dans ce domaine vu sa timidité maladroite. Plus tard, rencontré un psychologue pour lycéens, spécialiste des élèves absentéistes, un nouveau mal japonais en pleine explosion. Beaucoup de jeunes filles parait il, mal dans leur peau et qui décrochent. Vu aussi, un éditeur de livres médicaux en reconversion, suivant des cours du soir pour enseigner un le japonais aux étrangers. Apprenant que je cherchais une télévision, il a pris la peine de se renseigner et de m’envoyer un message pour me dire qu’il n’avait rien trouvé. Cette prévenance qu’on trouve ici.

Le Funaoka Onsen
Un soir, nous nous retrouvons avec Kota dans cet Onsen,  un bain public alimenté théoriquement par une source thermale qui est à deux pas de la maison. Le bâtiment est une une immense machiya de bois sans âge au cachet remarquable. On traverse d’abord un petit jardinet logé derrière un muret qui donne sur la rue avant d’entrer par une petite porte dans une antichambre où se trouve la caisse. Derrière, l’espace est divisé en deux, une partie pour les hommes, l’autre pour les femmes. Il y a des petits casiers, qu’on ferme à l’aide d’une planchette faisant office de clé qui sont disposés sur le côté. Plus au fond, on trouve les douches collectives dans lesquelles il faut s’asseoir sur de petits tabourets avant de se savonner entièrement, préparatif indispensable à l’immersion dans les bassins émollients d’eau chaude juste derrière. La vapeur et l’odeur du bois de Kinoki qui  flotte se reflète sur les murs de céramiques usées et sur le haut plafond orné. Un lieu qui, à défaut d’être propre et rutilant comme un sou neuf, vaut son pesant de pittoresque. Des échos d’un Japon ancien et disparu dégorgent de cet endroit authentique et un peu mal entretenu.
Les corps nus et anonymes sont partout et chacun vaque et se détend. Kota me montre dans l’arrière cour le rotenburo, le bain extérieur, tout fumant, atour duquel quelques plantes ont été disposées et qui grimpent sur le mur séparant l’établissement des autres maisons sises en arrière. On peut acheter des tamago onsen aussi, de œufs cuits avec l’eau des bains, une opération qui leur confèrerait des vertus particulières. Kota m’explique qu’en vérité, le Funaoka Onsen, malgré son nom et comme beaucoup de bains publics n’est  pas un vrai Onsen mais un sento. Les bassins sont alimentés par de l’eau de ville qui est mise à chauffer. J’avais rencontré Kota un soir chez Reiko san. Jeune trentenaire, il habite une petite machiya du quartier qu’il rénove tout doucement par lui-même. Un écolo sympa qui  appartient à une association organisant des conférences sur la sensibilisation à l’environnement et au développement durable dans les collèges et les lycées du Kansai. Pendant son temps libre, il apprend des langues étrangères ou fait des séjours de woofing dans des fermes biologiques du Japon ou de Corée.
La détente est parfaite. Le bruit de l’eau qui coule. La chaleur de l’eau mêlée à la légère brise fraîche qui caresse le visage. La lumière douce faite de nuit et d’’électricité. Une ombre douce de bâtisse de bois et le puit du ciel au dessus de nos têtes. Dans cette sérénité, quoi de plus facile que de retenir, lui du français, moi du japonais Une heure du matin peut être bientôt. Un sentiment de plénitude, comme après un effort sportif soutenu. L’Onsen qui plait tant aux japonais a d’abord une fonction sociale c’est évident. On va à l’Onsen comme au cinéma ou au restaurant. Seul pour être parmi les autres ou entre amis pour partager un bon moment. Mais toujours nu pour se dépouiller des carapaces dans lesquelles volontairement ou non, on finit par s’engoncer.

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