Voyage immobile à Kyoto, part 4

Le Kabakura
Un peu plus loin, il y a bien un Kabakura, invisible le jour, mais qui se signale suffisamment la nuit par une petite enseigne lumineuse marquée d’un lapidaire girl’s bar. On comprend vers quoi débouchent les escaliers qui s’enfoncent au rez-de-chaussée d’un immeuble sans style. Un bar à hôtesse, manie asiatique et d’abord japonaise. Là, des hommes dépensent des sommes déraisonnables à boire des consommations offertes par des jeunes filles affriolantes qui ont depuis longtemps appris à colorer l’eau qu’elles ont dans le verre tandis qu’elles discutent avec leurs clients. Les histoires se disent, se font parfois puis s’évaporent sur un canevas de tendresse ou de simulation. Un homme de chanter quelques notes au micro, connues de sa seule génération, sur l’orchestre vide du Karaoké. Et les heures de couler comme le maquillage coule dans la chaleur de la nuit  jusqu’à l’aube. Des habitués viennent revoir les égéries qu’ils s’inventent chaque semaine. Des dépendances, des accointances se nouent qui rarement se projettent au dehors à moins qu’un mariage surprenant ne se scelle sur une des courbes imprévues qu’ont parfois les existences.
C’est dans cet interlope aussi que parfois des étrangères slaves, tombées là qui par hasard, qui par nécessité, acquièrent le fameux visa de résident permanent en transformant client en mari. C’est ce qu’on raconte. Mais finalement, il y a toujours beaucoup d’histoire. Ce qu’on voit surtout, c’est beaucoup de solitude et beaucoup de désespoir. Et des deux côtés de la glace : quand elles sont en congés, beaucoup d’ hôtesses vont dans un autre Kabakura où ce sont des hommes, des hosts, qui les bercent de miel en buvant de l’eau coloré et mènent un jeu qu’elles connaissent trop bien.

Le printemps retenu par l’hiver
L’effondrement prévisible de l’hiver devant les coups de boutoir d’un printemps précoce mais cyclothymique n’a pas eu lieu. Aujourd’hui une pluie aigüe et franche, froide et sans concession, sourde comme un rouleau compresseur en a laminé les prodromes. Une impression d’échec, de régression plane sur la ville. Aujourd’hui elle s’est assombrie subitement et tout a semblé s’effondrer. Les phares des voitures qui éblouissent ont surgit, se mettant à faire brasiller les  gouttes en cortège qui s’amusent à faire plisser les yeux, aveuglant presque. La foule, obligée à la promptitude paraît égarée dans  l’atmosphère de déprime collective qui abolit la journée. Quand Kyoto se mouille, elle pleure. Il y a des villes qui resplendissent sous la pluie. Rio en juillet porte à merveille ses trombes d’eau tropicales. Mais Kyoto semble prête de se suicider quand ça tombe, et le froid par-dessus ça qui lui enfonce la tête. Ce qui m’étonne, c’est que je ne me demande même pas ce que je fais là. J’en arrive à me forcer à me poser la question pour être sûr que je ne reste pas par dépit ou abandon de moi même. Non. Tout bien réfléchi, je ne la quitterai pour rien au monde. Je pourrai avoir des envies irrésistibles de démissionner, de déserter la zone pour un endroit de soleil et de légèreté. Pourtant non, je prends le parti d’être trempé et glacée sur mon vélo qui veut traverser toute la ville, souvent de Shijo à Kitayama le long de la rivière Kamo. Et puis, sans bien comprendre comment la transition a eu lieu, je trouve un calme intérieur quand je suis sur les tatamis verdâtres de ma chambre japonaise qu’éclair avec une fadeur pâle le néon de la lampe au plafond. Une atmosphère crue qui fait virer au gris l’ocre des murs sablés. Quelle autre ambiance conviendrait mieux pour se retrouver face à soi même et se lancer dans la création de quelque chose.

Les murs nus, l’absence de meubles, le peu d’objets, un petit radiateur électrique portatif incapable de chauffer correctement, quelques vêtements, livres et papiers dissimulées derrière les shooji, portes coulissantes des placards. L’âme est en paix, dans le vide apparent. Une décoration qui convient parfaitement à la méditation de l’écriture. Le Japon est un pays pour ceux qui aiment la frugalité. Ici, on ne déborde pas de tout si on le veut bien.  Le froid, l’humidité ravivent, éveillent et endolorissent à la fois, mais jamais n’amollissent. Difficile de dégénérer au Japon, de se laisser aller complètement. Les plus désespérés se suicident. Les autres se tirent les oreilles dans l’adversité et avancent en se débattant.  Une ville qui ne s’impose pas à soi, une ville discrète qui laisse le voyageur disposer d’elle sans chercher à le dévorer ni le dépouiller. Idéal pour ceux qui veulent disposer un peu d’eux sur le papier.


Bon guesthouse
Par la fenêtre de la maison hantée, ces voyageurs débarqués dans la bon guesthouse, juste en face, qui vont et viennent comme des électrons. Des visages occidentaux parfois, entre les routards chinois ou coréens. Etonnants de voir ces têtes blondes, ces nez camards ou aquilins dans cet univers japonais auquel on s’est totalement accoutumé. D’un jour à l’autre, les silhouettes varient. On dit bonjour un jour ; on noue un semblant de relation et puis tout est à refaire. Bizarre de voir ça de l’extérieur quand pendant des années on a baigné dans cette dynamique de l’itinérance. Impression d’un miroir qui renvoie le passé. Le patron lui, parle anglais couramment et à voyagé en France. Finalement cette petite animation qui reste très silencieuse et égaye la rue est une aubaine. Le matin, les draps propres sèchent aux fenêtres dont les stores de bois ont été relevés. La nuit, les petites lumières des dortoirs ou des petites chambres brillent encore parfois très tard comme un far dans les ténèbres profondes des alentours. Un vaisseau vivant dans un tableau de Jérôme Bosch dont la maison hantée serait le centre.

Le mois de mai
La pluie ne cesse qu’à peine, un ou deux jours par semaine, depuis le début du printemps. La chaleur a maintenant subjugué les dernières froidures hivernales qui dégouttaient encore par intermittence en avril. C’était bien la veine de voir les cerisiers en fleurs certains matins recouverts de petites lentilles de glace, évanescentes,  sur le fil du rasoir. Trop fragiles pour immobiliser la vie naissante mais suffisante aussi pour rappeler cette mort sur laquelle la vie jaillissait. Des petits clapotis de lumières irisée frappaient les parois des diamants gelés. Et le spectacle eut été parfait s’il ne fut par trop accompagné par vagues de coups de vent violents et d’une drache interminable.
Tout cela semble si loin maintenant. J’ai l’impression que la ville s’est transfigurée. La lumière n’est plus la même et les façades semblent différentes. Les gens aussi ont des allures nouvelles. Et l’air, l’air, est si épais à respirer qu’on a peine à croire qu’on se trouve là où il y a peu encore, on respirait des petites lames de rasoir glacées. Kyoto offre ce voyage immobile à travers les saisons qui cheminent. Un voyage dans le temps, découpé en ambiances, en atmosphères, en couleurs, en états d’âme dont les configurations mystérieuses offrent surprise et dépaysements de seuils en seuils. Un voyage immobile. Depuis un moment j’ai envie d’explorer cette dimension temporelle, de laisser les semaines glissées sur moi, de me faire transporter plutôt que de tirer des trajectoires de voyages. Kyoto est une niche à part dans le Japon et dans le monde ; un lieu de refuge où on trouve peut être la sérénité.

Quand il ne pleut pas des hallebardes, Kamimonzen résonne de sons nouveaux. Sans rien sacrifier au calme et à la discrétion impressionnante qui règne en maître, les habitants semblent plus incarnés. Des vieilles qui discutent sur le pays d’une porte, à un carrefour. Et puis les enfants, invisibles pendant des mois, font des apparitions ponctuelles dans les rues qui en deviendraient presque joyeuses. Mais jamais personne ne s’approprie ni ne territorialise la rue. Par timidité, gène, et désintérêt. Le Japon reste le pays des rues anonymes et désincarnées.

La maison à thé du sanctuaire d’Omamiya
Finalement venir tous les jours à cet endroit offre un point de vue sans pareil sur les us des clients japonais venus pour une collation. L’endroit est une espèce de maison à thé traditionnel situé dans le prolongement du sanctuaire de l’Omamiya. Il y a trois petits pavillons exactement. Des shoojis vitrés coulissantes tout autour débouchant vers l’extérieur sur une petite margelle qui fait ressaut et qu’il faut gravir franchement pour entrer. Le plafond est fait de lattes apparentes et de tasseaux croisés. Dans la pièce couverte de tatamis, une succession de petites tables espacées et bien rangées attendent leurs clients qui viennent s’asseoir sur de petits coussins plats un peu défraichis, du même vert que celui des tatamis. La plupart s’assoient en tailleur même si quelques uns se mettent en senza, la posture traditionnelle polie et solennelle du Japon. Les jours de beaux temps, on peut ouvrir les portes coulissantes qui donnent sur un jardin japonais fait de petits arbustes taillés, de petites mottes, de bonzaïs, de petits rochers disposés harmonieusement comme saupoudrés sur un lit de graviers.
Le rituel est souvent le même et d’un jour à l’autre, rien ne semble changer. Les clients entrent discrètement, délicatement. La plupart du temps, ils parlent à demi-voix. Il y a beaucoup de groupes de jeunes filles, des binômes de femmes de tout âge et quelques couples. Les hommes seuls ou en groupe ne viennent quasiment jamais dans cet endroit, un des plus charmants que je connaisse. Cela semble une constante au Japon, certains lieux, souvent les plus délicats sont désertés par la gente masculine. C’est sans doute pour cela que j’aime tant cet endroit. La compagnie des femmes y est douce. Leurs voix charmantes et toujours mesurée. Quand elles entrent et s’installent je ne sens pas cette petite tension, faite de méfiance, de jalousie, de rivalité et d’agacement qui préside à chaque entrée masculine dans un lieu public clos, que je perçois en moi-même ou que je pressens être ressenti par les autres.
L’endroit est spécialisé dans les Omo mochis. Les petites bouchées de pâte de riz gluante sont servies sur des petites coupelles, piquées sur des baguettes de bois qui ont servi à les tourner à la main sur le feu pour les rendre fondant et les griller sur l’extérieur. On les mange avec une sauce sucré de soja et en buvant un thé léger et subtilement parfumé apporté dans une grande théière bleu et blanche, à bec de cygne et anse d’osier.
Les conversations des clients sont toujours identiques. D’abord il convient de s’ébaubir de la beauté de l’endroit avant de passer la commande, rituel purement formel puisque l’établissement ne sert rien d’autre que thé et mochi. Quand elle arrive sur la table, il faut ensuite s’ébaubir sur l’air délicieux, qu’on confirmera avec conviction la nourriture en bouche. S’ensuivent quelques considérations sur le froid ou la chaleur de l’endroit, évoquées sur un ton enjoué et complice. Puis les tablées se vides, les personnages se dispersent et la messe est dite.
Samui desune !  

Le lycée de Murasaki
Dans la rue d’Omiya, un fleuriste. Deux lycéennes qui passent devant en babillant, surexcitées par le printemps. Le son de leur rire immature et si plaisant se mêlent aux couleurs des corolles au couleurs éclatantes qui jaillit des bouquets bien faits qui trônent dans les vases posés sur le trottoir et sur les étagères de la boutique dont la vitrine a été largement ouverte sur la rue. Elles marchent lentement comme toute les lycéennes qui sortent de la classe. Et ce statut social qui leur colle à la peau : elles ont l’uniforme de l’emploi, un uniforme, toujours bleu marine, le seifuku, encore aujourd’hui inspirée par celui de la marine allemande de la fin du 19ème siècle. A cette époque, l’Allemagne coopérait avec le Japon dans le domaine militaire. Pourtant rien de plus débonnaires et nonchalantes que ces jeunes filles dont on ne soupçonnerait pas même qu’elles pussent surprendre comme de l’eau qui sort. Le costume varie un peu selon les établissements. Le seifuku a ses variations locales, subtiles, de coupe, couleur. Certains mal coupés et terriblement ringards. D’autres terriblement sexys. Celui qui est de mise dans les parages est plutôt supérieur à la moyenne, jupe plissée assez courte, vareuse.
L’uniforme qui dit leur place et les imprègne de cette position sociale qui leur fera dire toute leur vie, quand elles évoqueront leur adolescence, ‘quand j’étais lycéenne’ plutôt que ‘quand j’avais 15 ans’. Le Japon est comme ça, il souligne toujours par le secours de mille symboles, codes et comportements, quelle position sociale est occupée par l’individu. Le caractère se fond tellement dans cette étiquette qu’il est difficile pour quiconque de se sentir deux existences séparées, une sociale, une personnelle. L’inverse de ce que nous dit Montaigne à l’époque où, maire de Bordeaux, il prenait soin de quitter l’apparat et la posture de sa fonction quand il avait terminé sa journée. Et la société japonaise d’être une société holistique, où l’individu est plus effacé qu’ailleurs.
De ma fenêtre, j’en vois souvent passé le matin qui sont sur le chemin du lycée Murasaki qui est à quelques centaines de mètres seulement derrière le Daitokuji. Un lycée à l’architecture fonctionnelle, sans charme mais sans laideur non plus. Un grand bâtiment en béton peint en beige, avec une grande cour et des terrains de sports tout autour.  Elles avancent en ordre dispersé. Qui solitaire, qui accompagnée d’une joyeuse compagnie qui sautille, fait des écarts, pouffent de rire.
Cette conformité de la tenue a pour mérite de forcer l’attention sur la beauté, le corps, le visage, la démarche et sur cet éthéré immanent qui dit le charme d’un être. Et le regard n’est pas induit en erreur par les mille et uns atours dont les femmes virtuosement savent s’apprêter pour manœuvrer leur public. Car qui mieux qu’elles ne savent réparer les injustices de la nature, tant et si bien que les plus belles en sont parfois éclipsées. Les lycéennes n’ont pas cette chance. Les plus belles triomphent. Elles sont grandes et minces, les jambes fines et la peau velouté, claire ou légèrement hâlée. Le visage souriant ou neutre, avec les yeux pétillants et ronds, délicieusement bridés, ou au contraire l’air méditatif et le regard profond. La démarche franche. Elles semblent glisser sur l’asphalte et accrochent le regard fasciné. Hormis la beauté, l’uniforme a le mérite de faire résonner l’infime détail qui dit leur différence. Le sac à dos qui échappe à la prescription règlementaire est un espace stratégique de l’expression individuelle. Un patch d’un groupe de rock américain, une mini peluche qui s’agrippe à la fermeture éclaire, effigie de personnages issus du répertoire des classiques japonais, de Mickey à Hello Kitty. Et ce sont d’autres conformismes qui sont affichés par soucis de distinction. Le Japon brouille nos grilles de lecture habituelles. Les lycéennes d’ici ont l’apparence des collégiennes d’occident.

A la sortie, certaines souvent issues des familles les plus aisées vont à l’école du soir, à la JUKU. Il y’en a une dans la rue, au premier étage d’un tout petit immeuble assez récent, carrelé de blanc. Elles y resteront une heure ou deux pour faire leurs devoirs ou se faire expliquer ce qu’elles n’ont pas saisi en classe. La Juku soutient et broie à la fois. C’est un cadre commode qui permet de faire et de comprendre avec l’aide des adultes. Et puis cette habitude qui est pris très tôt d’étudier sans cesse qui finit par modeler et par fabriquer des étudiantes puis des salariés modèles qui reçoivent parfaitement les consignes et les exécutent avec la rigueur du papier à musique.
D’un autre côté, comment voir le piège qui aliène, prive l’individu du contact et de la confrontation avec soi-même et avec les autres en dehors des champs socialement déterminés. Sans compter les travers de l’assistanat intellectuel qui à force restreint la nécessité d’entrainer la volonté personnelle, celle qui lutte avec la paresse dans le face à face déconcertant avec son pensum. Cette capacité à se débrouiller seuls les japonais en manquent sans doute par la suite. Tout cela nait en partie dans la Juku et se poursuit dans la société de services, extrêmement développés, qui permet toujours de solliciter quelqu’un  pour régler chaque problème de l’existence. Demandez à un japonais s’il va passer le coup de peinture quand il loue un nouvel appartement.
Un sentiment émollient est induit d’être soutenu par le groupe. La réciproque implique aussi d’y trouver une place puis de s’y dévouer. L’habitude pris dès le plus jeune âge d’exister d’abord dans les cadres sociaux facilite la tâche, mais restreint aussi l’initiative personnelle d’autant. Et l’individu d’être dirigé sur les rails que la société a placé devant lui pour le meilleur et pour le pire.

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