Le
Kabakura
Un peu
plus loin, il y a bien un Kabakura, invisible le jour, mais qui se signale
suffisamment la nuit par une petite enseigne lumineuse marquée d’un lapidaire girl’s bar. On comprend vers quoi
débouchent les escaliers qui s’enfoncent au rez-de-chaussée d’un immeuble sans
style. Un bar à hôtesse, manie asiatique et d’abord japonaise. Là, des hommes dépensent
des sommes déraisonnables à boire des consommations offertes par des jeunes
filles affriolantes qui ont depuis longtemps appris à colorer l’eau qu’elles ont
dans le verre tandis qu’elles discutent avec leurs clients. Les histoires se
disent, se font parfois puis s’évaporent sur un canevas de tendresse ou de
simulation. Un homme de chanter quelques notes au micro, connues de sa seule génération,
sur l’orchestre vide du Karaoké. Et les heures de couler comme le maquillage
coule dans la chaleur de la nuit jusqu’à
l’aube. Des habitués viennent revoir les égéries qu’ils s’inventent chaque
semaine. Des dépendances, des accointances se nouent qui rarement se projettent
au dehors à moins qu’un mariage surprenant ne se scelle sur une des courbes
imprévues qu’ont parfois les existences.
C’est
dans cet interlope aussi que parfois des étrangères slaves, tombées là qui par
hasard, qui par nécessité, acquièrent le fameux visa de résident permanent en
transformant client en mari. C’est ce qu’on raconte. Mais finalement, il y a
toujours beaucoup d’histoire. Ce qu’on voit surtout, c’est beaucoup de solitude
et beaucoup de désespoir. Et des deux côtés de la glace : quand elles sont
en congés, beaucoup d’ hôtesses vont dans un autre Kabakura où ce sont des
hommes, des hosts, qui les bercent de miel en buvant de l’eau coloré et mènent
un jeu qu’elles connaissent trop bien.
Le
printemps retenu par l’hiver
L’effondrement
prévisible de l’hiver devant les coups de boutoir d’un printemps précoce mais cyclothymique
n’a pas eu lieu. Aujourd’hui une pluie aigüe et franche, froide et sans
concession, sourde comme un rouleau compresseur en a laminé les prodromes. Une
impression d’échec, de régression plane sur la ville. Aujourd’hui elle s’est
assombrie subitement et tout a semblé s’effondrer. Les phares des voitures qui
éblouissent ont surgit, se mettant à faire brasiller les gouttes en cortège qui s’amusent à faire plisser
les yeux, aveuglant presque. La foule, obligée à la promptitude paraît égarée dans l’atmosphère de déprime collective qui abolit
la journée. Quand Kyoto se mouille, elle pleure. Il y a des villes qui
resplendissent sous la pluie. Rio en juillet porte à merveille ses trombes
d’eau tropicales. Mais Kyoto semble prête de se suicider quand ça tombe, et le
froid par-dessus ça qui lui enfonce la tête. Ce qui m’étonne, c’est que je ne
me demande même pas ce que je fais là. J’en arrive à me forcer à me poser la
question pour être sûr que je ne reste pas par dépit ou abandon de moi même.
Non. Tout bien réfléchi, je ne la quitterai pour rien au monde. Je pourrai
avoir des envies irrésistibles de démissionner, de déserter la zone pour un
endroit de soleil et de légèreté. Pourtant non, je prends le parti d’être
trempé et glacée sur mon vélo qui veut traverser toute la ville, souvent de
Shijo à Kitayama le long de la rivière Kamo. Et puis, sans bien comprendre
comment la transition a eu lieu, je trouve un calme intérieur quand je suis sur
les tatamis verdâtres de ma chambre japonaise qu’éclair avec une fadeur pâle le
néon de la lampe au plafond. Une atmosphère crue qui fait virer au gris l’ocre
des murs sablés. Quelle autre ambiance conviendrait mieux pour se retrouver face
à soi même et se lancer dans la création de quelque chose.
Les murs
nus, l’absence de meubles, le peu d’objets, un petit radiateur électrique
portatif incapable de chauffer correctement, quelques vêtements, livres et
papiers dissimulées derrière les shooji, portes coulissantes des placards.
L’âme est en paix, dans le vide apparent. Une décoration qui convient
parfaitement à la méditation de l’écriture. Le Japon est un pays pour ceux qui
aiment la frugalité. Ici, on ne déborde pas de tout si on le veut bien. Le froid, l’humidité ravivent, éveillent et
endolorissent à la fois, mais jamais n’amollissent. Difficile de dégénérer au
Japon, de se laisser aller complètement. Les plus désespérés se suicident. Les
autres se tirent les oreilles dans l’adversité et avancent en se
débattant. Une ville qui ne s’impose pas
à soi, une ville discrète qui laisse le voyageur disposer d’elle sans chercher
à le dévorer ni le dépouiller. Idéal pour ceux qui veulent disposer un peu d’eux
sur le papier.
Bon
guesthouse
Par la
fenêtre de la maison hantée, ces voyageurs débarqués dans la bon guesthouse, juste en face, qui vont
et viennent comme des électrons. Des visages occidentaux parfois, entre les
routards chinois ou coréens. Etonnants de voir ces têtes blondes, ces nez
camards ou aquilins dans cet univers japonais auquel on s’est totalement
accoutumé. D’un jour à l’autre, les silhouettes varient. On dit bonjour un
jour ; on noue un semblant de relation et puis tout est à refaire. Bizarre
de voir ça de l’extérieur quand pendant des années on a baigné dans cette
dynamique de l’itinérance. Impression d’un miroir qui renvoie le passé. Le
patron lui, parle anglais couramment et à voyagé en France. Finalement cette
petite animation qui reste très silencieuse et égaye la rue est une aubaine. Le
matin, les draps propres sèchent aux fenêtres dont les stores de bois ont été
relevés. La nuit, les petites lumières des dortoirs ou des petites chambres
brillent encore parfois très tard comme un far dans les ténèbres profondes des
alentours. Un vaisseau vivant dans un tableau de Jérôme Bosch dont la maison
hantée serait le centre.
Le mois
de mai
La pluie
ne cesse qu’à peine, un ou deux jours par semaine, depuis le début du
printemps. La chaleur a maintenant subjugué les dernières froidures hivernales
qui dégouttaient encore par intermittence en avril. C’était bien la veine de
voir les cerisiers en fleurs certains matins recouverts de petites lentilles de
glace, évanescentes, sur le fil du
rasoir. Trop fragiles pour immobiliser la vie naissante mais suffisante aussi
pour rappeler cette mort sur laquelle la vie jaillissait. Des petits clapotis
de lumières irisée frappaient les parois des diamants gelés. Et le spectacle
eut été parfait s’il ne fut par trop accompagné par vagues de coups de vent
violents et d’une drache interminable.
Tout
cela semble si loin maintenant. J’ai l’impression que la ville s’est transfigurée.
La lumière n’est plus la même et les façades semblent différentes. Les gens
aussi ont des allures nouvelles. Et l’air, l’air, est si épais à respirer qu’on
a peine à croire qu’on se trouve là où il y a peu encore, on respirait des
petites lames de rasoir glacées. Kyoto offre ce voyage immobile à travers les
saisons qui cheminent. Un voyage dans le temps, découpé en ambiances, en
atmosphères, en couleurs, en états d’âme dont les configurations mystérieuses
offrent surprise et dépaysements de seuils en seuils. Un voyage immobile.
Depuis un moment j’ai envie d’explorer cette dimension temporelle, de laisser
les semaines glissées sur moi, de me faire transporter plutôt que de tirer des
trajectoires de voyages. Kyoto est une niche à part dans le Japon et dans le
monde ; un lieu de refuge où on trouve peut être la sérénité.
Quand il
ne pleut pas des hallebardes, Kamimonzen résonne de sons nouveaux. Sans rien
sacrifier au calme et à la discrétion impressionnante qui règne en maître, les
habitants semblent plus incarnés. Des vieilles qui discutent sur le pays d’une
porte, à un carrefour. Et puis les enfants, invisibles pendant des mois, font
des apparitions ponctuelles dans les rues qui en deviendraient presque
joyeuses. Mais jamais personne ne s’approprie ni ne territorialise la rue. Par
timidité, gène, et désintérêt. Le Japon reste le pays des rues anonymes et
désincarnées.
La
maison à thé du sanctuaire d’Omamiya
Finalement
venir tous les jours à cet endroit offre un point de vue sans pareil sur les us
des clients japonais venus pour une collation. L’endroit est une espèce de
maison à thé traditionnel situé dans le prolongement du sanctuaire de
l’Omamiya. Il y a trois petits pavillons exactement. Des shoojis vitrés
coulissantes tout autour débouchant vers l’extérieur sur une petite margelle
qui fait ressaut et qu’il faut gravir franchement pour entrer. Le plafond est
fait de lattes apparentes et de tasseaux croisés. Dans la pièce couverte de
tatamis, une succession de petites tables espacées et bien rangées attendent leurs
clients qui viennent s’asseoir sur de petits coussins plats un peu défraichis,
du même vert que celui des tatamis. La plupart s’assoient en tailleur même si
quelques uns se mettent en senza, la posture traditionnelle polie et solennelle
du Japon. Les jours de beaux temps, on peut ouvrir les portes coulissantes qui
donnent sur un jardin japonais fait de petits arbustes taillés, de petites
mottes, de bonzaïs, de petits rochers disposés harmonieusement comme saupoudrés
sur un lit de graviers.
Le
rituel est souvent le même et d’un jour à l’autre, rien ne semble changer. Les
clients entrent discrètement, délicatement. La plupart du temps, ils parlent à demi-voix.
Il y a beaucoup de groupes de jeunes filles, des binômes de femmes de tout âge
et quelques couples. Les hommes seuls ou en groupe ne viennent quasiment jamais
dans cet endroit, un des plus charmants que je connaisse. Cela semble une
constante au Japon, certains lieux, souvent les plus délicats sont désertés par
la gente masculine. C’est sans doute pour cela que j’aime tant cet endroit. La
compagnie des femmes y est douce. Leurs voix charmantes et toujours mesurée.
Quand elles entrent et s’installent je ne sens pas cette petite tension, faite
de méfiance, de jalousie, de rivalité et d’agacement qui préside à chaque
entrée masculine dans un lieu public clos, que je perçois en moi-même ou que je
pressens être ressenti par les autres.
L’endroit
est spécialisé dans les Omo mochis. Les petites bouchées de pâte de riz gluante
sont servies sur des petites coupelles, piquées sur des baguettes de bois qui
ont servi à les tourner à la main sur le feu pour les rendre fondant et les
griller sur l’extérieur. On les mange avec une sauce sucré de soja et en buvant
un thé léger et subtilement parfumé apporté dans une grande théière bleu et
blanche, à bec de cygne et anse d’osier.
Les
conversations des clients sont toujours identiques. D’abord il convient de
s’ébaubir de la beauté de l’endroit avant de passer la commande, rituel
purement formel puisque l’établissement ne sert rien d’autre que thé et mochi.
Quand elle arrive sur la table, il faut ensuite s’ébaubir sur l’air délicieux,
qu’on confirmera avec conviction la nourriture en bouche. S’ensuivent quelques
considérations sur le froid ou la chaleur de l’endroit, évoquées sur un ton
enjoué et complice. Puis les tablées se vides, les personnages se dispersent et
la messe est dite.
Samui
desune !
Le lycée
de Murasaki
Dans la
rue d’Omiya, un fleuriste. Deux lycéennes qui passent devant en babillant,
surexcitées par le printemps. Le son de leur rire immature et si plaisant se
mêlent aux couleurs des corolles au couleurs éclatantes qui jaillit des bouquets
bien faits qui trônent dans les vases posés sur le trottoir et sur les étagères
de la boutique dont la vitrine a été largement ouverte sur la rue. Elles
marchent lentement comme toute les lycéennes qui sortent de la classe. Et ce
statut social qui leur colle à la peau : elles ont l’uniforme de l’emploi,
un uniforme, toujours bleu marine, le seifuku, encore aujourd’hui inspirée par
celui de la marine allemande de la fin du 19ème siècle. A cette époque,
l’Allemagne coopérait avec le Japon dans le domaine militaire. Pourtant rien de
plus débonnaires et nonchalantes que ces jeunes filles dont on ne soupçonnerait
pas même qu’elles pussent surprendre comme de l’eau qui sort. Le costume varie
un peu selon les établissements. Le seifuku a ses variations locales, subtiles,
de coupe, couleur. Certains mal coupés et terriblement ringards. D’autres
terriblement sexys. Celui qui est de mise dans les parages est plutôt supérieur
à la moyenne, jupe plissée assez courte, vareuse.
L’uniforme
qui dit leur place et les imprègne de cette position sociale qui leur fera dire
toute leur vie, quand elles évoqueront leur adolescence, ‘quand j’étais lycéenne’
plutôt que ‘quand j’avais 15 ans’. Le Japon est comme ça, il souligne toujours
par le secours de mille symboles, codes et comportements, quelle position
sociale est occupée par l’individu. Le caractère se fond tellement dans cette
étiquette qu’il est difficile pour quiconque de se sentir deux existences
séparées, une sociale, une personnelle. L’inverse de ce que nous dit Montaigne
à l’époque où, maire de Bordeaux, il prenait soin de quitter l’apparat et la
posture de sa fonction quand il avait terminé sa journée. Et la société
japonaise d’être une société holistique, où l’individu est plus effacé
qu’ailleurs.
De ma
fenêtre, j’en vois souvent passé le matin qui sont sur le chemin du lycée
Murasaki qui est à quelques centaines de mètres seulement derrière le
Daitokuji. Un lycée à l’architecture fonctionnelle, sans charme mais sans
laideur non plus. Un grand bâtiment en béton peint en beige, avec une grande
cour et des terrains de sports tout autour.
Elles avancent en ordre dispersé. Qui solitaire, qui accompagnée d’une
joyeuse compagnie qui sautille, fait des écarts, pouffent de rire.
Cette
conformité de la tenue a pour mérite de forcer l’attention sur la beauté, le
corps, le visage, la démarche et sur cet éthéré immanent qui dit le charme d’un
être. Et le regard n’est pas induit en erreur par les mille et uns atours dont
les femmes virtuosement savent s’apprêter pour manœuvrer leur public. Car qui mieux
qu’elles ne savent réparer les injustices de la nature, tant et si bien que les
plus belles en sont parfois éclipsées. Les lycéennes n’ont pas cette chance.
Les plus belles triomphent. Elles sont grandes et minces, les jambes fines et
la peau velouté, claire ou légèrement hâlée. Le visage souriant ou neutre, avec
les yeux pétillants et ronds, délicieusement bridés, ou au contraire l’air
méditatif et le regard profond. La démarche franche. Elles semblent glisser sur
l’asphalte et accrochent le regard fasciné. Hormis la beauté, l’uniforme a le
mérite de faire résonner l’infime détail qui dit leur différence. Le sac à dos
qui échappe à la prescription règlementaire est un espace stratégique de
l’expression individuelle. Un patch d’un groupe de rock américain, une mini
peluche qui s’agrippe à la fermeture éclaire, effigie de personnages issus du
répertoire des classiques japonais, de Mickey à Hello Kitty. Et ce sont
d’autres conformismes qui sont affichés par soucis de distinction. Le Japon
brouille nos grilles de lecture habituelles. Les lycéennes d’ici ont
l’apparence des collégiennes d’occident.
A la
sortie, certaines souvent issues des familles les plus aisées vont à l’école du
soir, à la JUKU. Il y’en a une dans la rue, au premier étage d’un tout petit
immeuble assez récent, carrelé de blanc. Elles y resteront une heure ou deux
pour faire leurs devoirs ou se faire expliquer ce qu’elles n’ont pas saisi en
classe. La Juku soutient et broie à la fois. C’est un cadre commode qui
permet de faire et de comprendre avec l’aide des adultes. Et puis cette
habitude qui est pris très tôt d’étudier sans cesse qui finit par modeler et
par fabriquer des étudiantes puis des salariés modèles qui reçoivent
parfaitement les consignes et les exécutent avec la rigueur du papier à
musique.
D’un
autre côté, comment voir le piège qui aliène, prive l’individu du contact et de
la confrontation avec soi-même et avec les autres en dehors des champs
socialement déterminés. Sans compter les travers de l’assistanat intellectuel
qui à force restreint la nécessité d’entrainer la volonté personnelle, celle
qui lutte avec la paresse dans le face à face déconcertant avec son pensum.
Cette capacité à se débrouiller seuls les japonais en manquent sans doute par
la suite. Tout cela nait en partie dans la Juku et se poursuit dans la société
de services, extrêmement développés, qui permet toujours de solliciter
quelqu’un pour régler chaque problème de
l’existence. Demandez à un japonais s’il va passer le coup de peinture quand il
loue un nouvel appartement.
Un
sentiment émollient est induit d’être soutenu par le groupe. La réciproque
implique aussi d’y trouver une place puis de s’y dévouer. L’habitude pris dès
le plus jeune âge d’exister d’abord dans les cadres sociaux facilite la tâche,
mais restreint aussi l’initiative personnelle d’autant. Et l’individu d’être
dirigé sur les rails que la société a placé devant lui pour le meilleur et pour
le pire.
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