Voyage immobile à Kyoto, part 3

Les cafés pâtisseries de Kitayama
La pâtisserie salon de thé de Kitayama. Ratio : 1 pour 20. Allez, je dois bien être le seul homme dans cet antre d’amazones de tous âges. Il y a des mamies évidemment, qui vont tailler une bavette autour d’un café, quelques croissants et des viennoiseries ; des trentenaires aussi qui semblent vouloir vider l’ennui que leur inspire leur couple à coup de sucre et de pâte sablée ; des étudiantes enfin, venues étaler leur cahier ici pour se sentir moins seul, échapper au domicile familial et se dépayser tout en accomplissant leur routine. Le week-end, il y a bien quelques couples mais les pâtisseries sont d’abord féminines. Le lieu et la substance : les amaimono, choses sucrées, n’ont pas une réputation de virilité prononcée.
J’aime cette compagnie anonyme des femmes. Pas de voix masculines pour déchirer la quiétude de l’atmosphère. Pas de pesanteur alimentée par le gène qui nait d’une présence rivale et des phéromones qui s’entrechoquent.
L’ambiance est feutrée, studieuse. Les enceintes filtrent une musique tamisée, transparente. Samba de una nota so, Chick Corea, Eric Satie…Rien n’arrive dans ce genre d’endroit et entré pour faire quelque chose, on est à peu près certain de sortir en l’ayant achevé.
Des grandes baies vitrées modernes illuminant la salle du premier étage donnent sur Kitayama dori, avenue chic située à quelques encablures de Kamimonzen. Le coin le plus cher de la ville paraît-il. L’endroit très vert résonne des collines boisées du nord qui diffusent un silence apaisant à peine troublé par les restaurants et les cafés branchés, bios, design ou littéraires. Et puis, allez savoir, des ribambelles de complexes matrimoniaux qui organisent des mariages de pied en cape. Tout peut être acheté en un seul pack. La tenue, la cérémonie avec service bouddhiste ou pseudo chrétien, le banquet, la voiture de luxe de location, le faux prêtre. Quand aux locaux et aux bâtiments, ce sont des répliques en carton pâte d’hôtels particuliers français attenants à des églises pittoresques avec croix et clochers. Un côté charmant et mignon authentificateur de sentiments. L’amour et le romantisme sont si facilement européens. Un peu plus loin, la fourrière des vélos, derrière un immense complexe sportif. Les deux roues enlevées par les services municipaux sont sagement alignés dans un périmètre en attendant leurs propriétaires qui devra s’acquitter d’une amende conséquente. Ce n’est pas le niveau de la délinquance urbaine qui occuperait la police de la voierie qu’il faut bien distraire un peu. On en est à Kyoto à persécuter les pauvres étudiants qui ont garé leurs deux roues contre un mur où il ne fallait pas.

Prodromes du printemps
La douceur de l’air autour de soi qui ne pique ni ne brûle plus ni les yeux ni le nez et en soi-même quelque chose qu’on avait perdu ou oublié qui reparait. Ce matin, j’ai aperçu les premiers pruniers en fleur au détour d’une allée débouchant sur une charpente magnifique d’un des temples du Daitokuji. Perspectives exaltantes des fleurs mauves se détachant sur le bois légèrement vermoulu et compassé des lattes d’un fronton. Ce mot de Tanizeki que j’ai en tête et qui en dit toute l’importance : Un jour de février, une réception fut organisée pour admirer les pruniers en fleur.
Deuil ou libération que ces fleurs donnant l’impression d’avoir été emporté soi aussi avec l’hiver qui vient d’agoniser. Est-ce le Japon ou le voyage qui forcent le plus l’attention à ces choses ? Sous les tropiques le temps est linéaire, identique et émollient mais ici c’est bien l’inverse : la nature est chamboulée sans cesse et fait des chrysalides autour de l’existence. Je comprends les japonais qui vivent dans la saisonnalité des choses, la ressente en eux même, s’en délectent, se le disent et la contemple. Et ce commerce qui en procède sans arrêt. Tout est déjà influencé par la nouvelle saison qui pointe : les emballages des produits alimentaires, les bouteilles de thé, les photos de mode et le menu des restaurants.
Ce printemps qui élargit l’être fait marcher plus vite et ouvrir les yeux plus grands alors que le froid a cessé de transir et faire courber l’échine. Tout semble fait pour que l’amour unisse l’humanité dans un grand tout. Pourtant, encore  Mishima qui jaillit : « Voir des être humains maculés de sang, se tordre dans les souffrances de l’agonie, entendre les plaintes des mourants, voilà qui rend les gens tous humbles, qui remplit leur âme de délicatesse, de clarté, de paix ! Ce n’est jamais dans ces moments là que nous devenons cruels et sanguinaires. C’est, par exemple, par un bel après-midi de printemps comme celui-ci, en regardant distraitement un rayon de soleil jouer à cache – cache avec les feuilles au-dessus d’un gazon frais tondu…Oui, c’est dans ces minutes-là qu’on le devient… »
C’est le temps des grands nettoyages du printemps, des vieilles pensées qu’on met au balcon et des vieux morceaux de sa vie dont on veut se débarrasser. Chaque seconde de colère, de haine, de mépris, de ressentiment est une écorchure qu’on se fait à soi même qui laisse échapper du bonheur. On se demande pourquoi avoir perdu tout ce temps en billevesées. Se rappeler le poème de Borges aussi  si tout était à refaire. Perdu pour perdu, autant voyager et vivre loin. Le voyage est un art de perdre son temps avec désinvolture et plaisir.

Les pruniers en fleurs du Kitano Tenmangu
A la charnière de l’hiver et du printemps, on se presse là pour admirer les pruniers en fleur. Encore un dada nippon : des images de pruniers apparaissent sur les devantures des boutiques. Dans les parcs, les photographes amateurs posent leur matériel ultra-perfectionné sur des pieds en essayant de fixer l’instant fragile d’une fleur qui a éclos pendant la nuit et qui se flétrira le soir. C’est la même photo chaque année, pourtant si différente quand on a pris soin d’éduquer son regard à distinguer les identiques. Nonobstant, c’est le plaisir de prendre le cliché qui est sans doute plus fort que celui de contempler le tirage : celui de se sentir prédateur de l’instant, d’immobiliser le mouvement tout en sachant donner l’impression comme le maître de l’estampe jadis qu’il est dans l’œuvre.
Le 25 février, une fête annuelle se tient pour l’occasion. La foule se presse. Beaucoup de retraités qui ont le temps d’admirer le spectacle. On les voit radieux dans ce bonheur léger de chaleur floral et de lumière lustrale qui leur donne l’illusion qu’eux aussi font encore partie de cette nature pétulante mais sans scrupule qu’ils voudraient ne pas devoir bientôt quitter. Des jeunes filles ont revêtu des kimonos superbes pour l’occasion et laissent échapper des rires de rossignol qui batifolent dans les frondaisons. Elles semblent tellement à leur place qu’on ne sait plus si ce sont les fleurs ou elles qui ont répondu à l’invitation de l’autre, ni ce qu’on est finalement vraiment venu admirer.
Le dimanche 28 février je suis revenu avec Chie. L’hiver s’est vengé de la parade insouciante. La tempête et le vent ont soufflé la veille, raccordant les pétales et les arrachant. Le spectacle est encore plus sublime mais n’a plus l’insolence d’il y’a quatre jours : la beauté est bouleversée par la mort qui a tenté un coup d’Etat.
La campagne
Derrière la maison à environ 2 kilomètres, ces collines boisées qui barrent l’horizon. Elles sont à la fois modestes, de faible altitude, et autoritaires à cause de leur pente prononcée. En bicyclette, il suffit d’un quart d’heure pour en atteindre la base. On laisse Omiya Dori pour obliquer vers gauche du côté du grand sanctuaire shinto d’Imamiya. Ensuite, la route devient de plus en plus pentue et les quartiers prennent des airs de village une fois traversée les dernières grandes avenues. On croise encore des terrains de tennis et un nombre impressionnant de champ de choux et  des serres destinées à la culture de primeurs ou de fraises. Un grand classiques des villes japonaise ces parcelles en culture au milieu du tissu urbain.
Bientôt, on laisse un immense vaisseau de filet vert, grand comme un demi-terrain de football. C’est un practice de golfe comme il en est des régiments. On croise ensuite un terrain de baseball qui déborde de joueurs juvéniles qu’on voit sortir accompagnés de leur professeur de sport en tenue complète. De curieuses équipés casquées, très ‘yanki’ remontent la rue où de part et d’autres de vieilles machiyas de bois résistent encore entre des constructions plus modernes. Les boutiques sont clairsemées : on aperçoit une épicerie désuète épargnée par la concurrence des convenient-stores qui se dresse entre deux temples bouddhistes peu visités. On pénètre dans les bois qui tapissent les collines par une petite route qui commence par plonger vertigineusement dans une petite vallée avant de gravir le sommet. On laisse d’abord quelques maisons de bois un peu bancales et habitées par des brocanteurs qui entassent leur fatras dans leur cours-jardin. Puis c’est le désert. Pas un chat qui ne perturbe la sérénité déposée dans l’espace par les grands arbres, des pins, des cèdres et des conifères aux troncs télescopiques.
La nature par là n’est pas aussi douce qu’en ville. Pas de cerisiers en fleurs mais des verts de toute la palette qui s’allument. Je sens le printemps dans mes veines, ma respiration s’accélérer et devenir profonde à mesure de la grimpette. Impression de faire l’amour à l’atmosphère, au soleil, à l’oxygène, aux effluves de végétaux et de fleurs qui virevoltent. Une sensualité qui jaillit comme une source alors que des petites plaques de neige scintillent encore sur les bords des chemins, aux pieds des mottes et rappellent l’hiver qui n’est pas tout à fait partie, comme le montre aussi la petite brise qui fouette et se mélange aux rayons du soleil pour laisser une étrange impression sur la peau. Cette atmosphère capable d’émotions aussi fraiches et jubilatoire, on voudrait qu’elle perdure à l’infini. Que perdure aussi cette euphorie qui fait chanter à haute voix et refaire le monde. On se demande toujours ce qu’on a fait avant de renaitre et pour quelle raison il y a eu ces longues soirées d’hiver perdues, ces journées mutantes au goût de vide. Tout cela est relégué tout d’un coup au rayon des vieilles horloges rouillées. Alors on questionne : pourquoi ? Pourquoi ne pas avoir davantage battu le pavé pendant l’hiver ? S’il n’y avait ce froid du nord de Kyoto capable de s’installer sur les choses et sur les cœurs.
Une fois le sommet traversé, on redescend par l’autre versant dans une autre vallée. Il y’a un village, très pauvre, sans un commerçant, seulement un poste de police dont le personnel transparait par les fenêtres. Fascinant : des immenses maisons ou entrepôts de bois visiblement très anciens, peut être datant du Meiji. A l’intérieur, des aciéries, des charpentiers, des ébénistes. Quelques enfants apparaissent soudain, sortant d’une école. Toujours la même chose : Hello ! Good morning ! Comme le font tous les petits qui n’ont pas trop l’habitude de voir des étrangers.
Sur le chemin du retour, ce satané genoux gauche qui fait encore des siennes et me projette dans la dimension de la douleur. Il s’agit ensuite de négocier chaque pas, de mesurer chaque mouvement et de ralentir pour tout contrôler. Les idées se rétractent, l’esprit se recroqueville et alors on sent toute la fragilité du bonheur qu’un petit frottement dans une articulation peut subvertir. Au lieu de conquérir le monde comme il y a une heure, je m’imagine maintenant ce que serait de vivre handicapé. Une aide ménagère, mes livres sur la bibliothèque s’accumulant sans que je ne puisse plus en écrire un seul à propos de voyages. Et pourtant. L’habitude finirait par prendre le dessus comme d’habitude, rendant familier la nouvelle configuration des choses qui pourraient bien être capable de distiller quelques anfractuosités de bonheurs.
Malgré tout, le retour me paraît plus court car moins raide et souvent en descente. Mais moins merveilleux aussi. Le soleil est à environ quatre heures ; la lumière est plus rase et pâle. On se demanderait presque pourquoi tout paraissait optimiste il y’a quelques heures alors que le jour désormais tombe. On a hâte de rentrer. Quand l’air maussade l’emporte sur l’euphorie, il y a toujours de l’amertume et un sentiment d’injustice. Pourquoi doit-on s’assombrir comme cela ?

La salle de Pachinko
Au carrefour d’Omiya dori et de Kitaoji, une salle de Pachinko immense. Derrière les portes automatiques, des rangées interminables de machines absurdes qui avalent les myriades de billes en fer que déposent les clients et les digèrent dans leurs réseaux de circonvolutions de couloirs verticaux jusqu’à un des deux échappatoires dont un seul est le gagnant. Des centaines d’yeux esseulés s’hypnotisent devant ce spectacle d’oubli de soi et de tristesse. Un bruit d’enfer anesthésie la pensée. Les billes en fer choient, se percutent et éradiquent les sons et l’esprit que les vapeurs épaisses du tabac achèvent d’abolir. Les vélos des clients toujours affluents sont garés au rez-de-chaussée d’un immeuble voisin bien distinct du bâtiment principal. Il y a un guichet au fond à l’ouverture étroite, trop bas pour laisser voir le caissier. C’est là que les gagnants récupèrent leur gain. Les jeux d’argent sont interdits. Il fallait bien trouver un subterfuge capable de tourner la loi. Les vainqueurs remettent des tickets imprimés par leur machine et la messe est dite. Les tenanciers, coréens souvent, s’enrichissent à foison. La plupart des clients se font plumer tandis que certains, en passant parfois huit heures chaque jour de la semaine dans ces enfers insensés parviennent à gagner de quoi vivre encore un peu pour retourner à la machine le lendemain.

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